Géraldine Smith, journaliste et écrivain français, a récemment publié un livre intitulé « Sous l’Amérique d’aujourd’hui, perce la France de demain » dans lequel elle fustige le politiquement correct qui d’après elle, étouffe la société américaine. D’après elle, l’une des dimensions de ce « politiquement correct » aux Etats-Unis, c’est la « positionnalité » qui renvoie aux identités spécifiques des groupes de population quand ils parlent d’un sujet donné. Sont-ils noirs, hispaniques ou blancs ? Hommes ou femmes ? Car on estime que les personnes réagissent souvent en fonction de critères spécifiques susceptibles d’influencer leur jugement sur les grands sujets de société.

Toutes proportions gardées, en Guinée, la positionnalité est aussi en œuvre – à ceci près que chez nous les catégories d’assignation sont l’ethnie, l’appartenance politique ou la position dans la haute administration – sur un nombre réduit de sujets clivants. Parmi ces sujets, figurent par exemple « l’héritage de Sékou Touré », « le bilan d’Alpha Condé » ou encore en bonne place actuellement la question des troubles, manifestations et tueries sur la route Le Prince, appelée désormais « l’axe » dans la littérature sociopolitique en Guinée. Quelle est la caractéristique principale de cette zone de Conakry ? En quoi est-elle la partie la plus convulsive du pays depuis plusieurs années, surtout depuis la présidence d’Alpha Condé ? Les manifestants de cette zone constituent-ils en majorité une jeunesse bouillante luttant pour un idéal démocratique ou s’agit-il de bandes violentes « ethniques » instrumentalisées ? L’axe est-il un « no go zone » guinéen (zone de non droit interdit à la police)? Les répressions des forces de l’ordre y sont-elles légitimes et proportionnées ? Ou s’agit-il de ratonnades planifiées contre une ethnie en particulier ? Quid de la responsabilité de l’Etat et des formations politiques dans les tueries perpétrées sur cet « axe » ? Enfin, ce tronçon de la banlieue nord-ouest de Conakry est-il un symbole de liberté ou le signe d’une chienlit mettant à nu les limites d’un Etat faible ?

Une homogénéisation socio-ethnique progressive à la faveur de l’extension de la ville

L’expression «axe » est apparue dans la seconde moitié des années 2000 suite à des soubresauts  socio-politiques ayant rythmé les dernières heures du régime de feu Lansana Conté. De la grève des enseignants en juin 2006 à la sinistre journée du 28 septembre 2009 en passant par les évènements de janvier-février 2007 jusqu’aujourd’hui, l’ «axe » est réputé être un bastion de contestation du régime.

Géographiquement, la zone en question correspondait dans un premier temps aux quartiers Hamdallaye, Bambeto, Cosa et Cité avant de s’étendre sur les hauteurs de Wanindara, Baïlobaya voire Kagbelen. Ce tronçon recouvre le segment de la route « Le Prince » qui traverse la capitale jusque dans sa lointaine banlieue nord-ouest. La réalisation de cette route, très pratique et résolvant une partie des difficultés de circulation urbaine, a viabilisé les zones d’habitation environnantes.

C’est le long de cette voie que plusieurs constructions virent le jour. L’habitat qui au départ était très diversifié s’est peu à peu homogénéisé – les habitants sont désormais majoritairement issus de la même ethnie –  à la double faveur des logiques de solidarité parentale ou régionale dans l’accueil des flux d’exode rural vers la capitale mais aussi d’une démographie florissante en raison de traditions matrimoniales guinéennes qui valorisent le mariage et la fécondité. Sous ce double effet, l’axe est devenu depuis plus d’une dizaine d’années, la partie de la ville de Conakry où il y a une surreprésentation des personnes venues du Foutah bien que d’autres ethnies continuent d’y vivre sans difficultés particulières en dehors de quelques tensions en périodes de campagnes électorales.

Ce constat d’une surreprésentation ethnique n’est ni regrettable, ni admirable (se poser cette question serait à mes yeux tendancieux), il est le fruit de processus d’urbanisation et de démographie classiques observés dans d’autres villes du monde documentés depuis les années 1960 par des études universitaires notamment l’Ecole de Chicago.

Dans le contexte guinéen, « l’axe » en raison de sa composition sociale et ethnique devient un fief politique du candidat issu de cette communauté à l’image d’autres localités de la Guinée qui se reconnaissent dans des candidats ayant en partage soit la même langue ou la même origine régionale. Telle est la logique structurelle des choix électoraux en Guinée depuis presque toujours sauf que « l’axe » répond à d’autres particularités qui le rendent plus incandescent que les autres parties de la capitale.

De bastion de l’opposition à une zone de non-droit ?

L’une d’elle, regrettable et consternante, réside dans le nombre de morts sur cette zone, toujours en augmentation, lors des manifestations politiques. Des centaines de vies humaines y ont été perdues en majorité de jeunes manifestants tués à balles réelles ainsi que de paisibles citoyens et de quelques agents des forces de l’ordre (gendarmerie, police) dont un qui fut lynché ces derniers jours. Qu’on continue de manière cynique à trier le nombre de morts selon des intérêts politiques ou à minorer le rôle des forces de l’ordre dans ces exactions, chacune de ces deux postures est irresponsable et dangereuse pour la cohésion du pays. En y ajoutant l’incurie de la justice brillant par sa passivité qui confine à une complicité malgré des incantations creuses des pouvoirs publics.

Autre particularité des manifestations de « l’axe », c’est la difficulté objective de discerner de paisibles manifestants politiques des bandes de casseurs violents qui empestent la vie des autres citoyens. Tout habitant de Conakry sait, vit et subit les nuisances et risques réels pour son intégrité physique, morale ainsi que pour ses biens et services, les débordements réguliers et insupportables sur le segment de « l’axe ». Vouloir revendiquer pour une coupure d’électricité ou contester des résultats électoraux ne devrait pas équivaloir à pourrir la vie de ses compatriotes en brûlant des pneus sur la voie publique, en barrant la circulation, en déversant ordures et huiles de moteur sur la chaussée ou encore en s’attaquant à des bâtiments publics ou des stations-services triées souvent selon l’ethnie du propriétaire. Et pire, en canardant des forces de l’ordre à coups de projectiles dont certains peuvent être mortels.

Condamnation unilatérale des leaders de l’opposition en se taisant sur les dérives des manifestations

Si une partie de ces individus est constituée de bandits apolitiques qui profitent des débordements pour agresser, piller et parfois tuer, l’honnêteté doit nous conduire à dire qu’une autre partie, non négligeable de ces bandes de casseurs, est composée de jeunes militants politiques, immatures, chauffés à blanc par des responsables politiques opportunistes et cyniques. En témoignent plusieurs vidéos et témoignages montrant des jeunes déterminés munis de projectiles de tous ordres (cailloux, bouts de fer…) revendiquant crânement leur positionnement politique et critiquant à hue et à dia des décisions politiques. C’est navrant ! L’incivisme de cette jeunesse violente alliée à des dérives éducationnelles est inacceptable. A aucun moment, un leader de l’opposition à notre connaissance, n’a condamné ces exhibitions et ces comportements violents.

L’opposition n’est pas offusquée que le grand public parle, à tort ou à raison, de l’existence d’une section « cailloux » au sein de ses troupes. Si l’on peut imaginer que les débordements de ces jeunes ne sont pas encouragés par les responsables politiques, on constate a contrario avec regret qu’ils ne les désapprouvent pas. Si non comment interpréter la dernière sortie du Député de l’opposition Ousmane Gaoual Diallo le 09 novembre qui reconnaît et assume, avec son éloquence habituelle, la teneur des propos ambigus tirés d’un audio prêté à l’épouse du Chef de file de l’opposition dans lequel celle-ci semble inciter un jeune militant à « continuer le combat ».

Or, pour être crédible, les leaders de l’opposition doivent avoir une parole responsable et ferme en condamnant toute dérive dans leurs propres rangs. En y faisant le ménage et en adoptant des positions courageuses contre des velléités tentantes de l’ethnicité. En parallèle, l’exigence d’une formation politique saine et une éducation citoyenne s’impose en direction de ces manifestants qui, pour la plupart sont très jeunes et incultes. Leur énergie débordante et leur envie de mordre sont à canaliser positivement pour les transformer en énergie positive. C’est à ce prix que la voix pour la démocratie des leaders de l’opposition pourrait être audible ainsi que toutes les critiques émises contre la justice, sommée de faire la lumière sur des cas de décès de ces pauvres protestataires à balles réelles.

Silence coupable de la justice

Sur ce dernier point, la condamnation doit être totale quant à la responsabilité écrasante conjointe des forces de l’ordre dans des tueries et le silence assourdissant de la justice. De leur longue expérience des manifestations publiques, les forces de l’ordre devraient pouvoir se heurter aux protestataires sans nécessairement ouvrir le feu. Malheureusement, l’armée et la police guinéennes ne savent pas faire autrement. C’est triste. A la tristesse s’ajoute l’injustice quand on sait que l’impunité règne en Guinée face à ces bavures. La soldatesque guinéenne n’est pas téléguidée pour tuer des personnes en raison de leur ethnie ou de leur parti politique. En revanche, c’est la culture de la brutalité, de la répression sanglante qui est la sienne et l’immobilisme coupable de la justice qui expliquent cette situation de statu quo à la suite de chaque drame. Cela doit cesser car nous sommes là au cœur de la crise de confiance de l’Etat qui doit à tous les citoyens justice et impartialité.

Un pays ne se construira jamais sans une confiance entre les individus et dans les institutions qui les gouvernent. Celles-ci doivent être renforcées en Guinée et surtout dirigées avec responsabilité pour éviter la consolidation d’une culture du soupçon déjà installée, de la suspicion de discrimination dans un pays multiethnique, du « deux poids, deux mesures » et surtout du risque d’illégitimité des élus – à commencer par le Président de la République – aux yeux des parties adverses déclarées perdantes lors d’échéances électorales qui ne se reconnaissent que dans leurs leaders. Ces situations fragilisent notre vivre-ensemble et exposent le pays à tous les vents contraires.

L’état de « l’axe » relève de ce divorce politique et social entre une partie de la population et les instances de gouvernance sur fond d’exacerbation de la question ethnique pour des intérêts politiciens. Ce tronçon est-il un « axe de la démocratie » ou de la « chienlit » selon les uns et les autres ? Pour le moment, c’est un « axe de la mort ». Et cela est inadmissible.

Sayon Dambélé, dambelesayon@yahoo.fr