La Guinée, comme une fatalité, connait des crises successives et persistantes qui se ressemblent aussi, toutes liées aux contingences et humeurs politiques, aux visées personnelles et aux sentiments d’injustices et de frustrations profondes dans la société. Les populations ont le sentiment d’être abandonnées à elles-mêmes tandis que toutes les élites sont confrontées à un désamour manifeste, à cause de l’usure du temps, du vent de révolution politique et sociale qui souffle sur le monde, de la volonté des peuples de déranger les ordres établis et d’avoir d’autres leaders que ceux accusés dans l’opposition, sous toutes ses appellations, et au pouvoir, à toutes les époques, d’être la source de tous les malheurs.

En somme, la revanche des faibles, autrefois résignés à la fatalité, sur les puissants d’un moment, aveuglés par les positions acquises. Un retournement de situation qui met fin à un long cycle d’arrogance d’élites inconscientes et irresponsables, mais hélas aussi qui enfante des républiques de bouffons, d’imposteurs, de populistes, porteurs de fausses espérances et souvent responsables de la déliquescence des Etats et de la ruine des démocraties, voulant toujours précipiter la fin de l’histoire et forcer leur propre destin et celui de leur nation.

Le changement pour le changement, le pouvoir pour le pouvoir, la défiance à l’encontre de tout et le rejet de tous ont brouillé tous les repères démocratiques et banalisé la présidence de la république qui, si elle est ouverte à chacun dans toutes les démocraties, ne devrait pas être accessible à tous, pour préserver l’image de l’état et le mythe de la fonction présidentielle. On a connu dans le passé, les promesses, les espérances de la démocratie et pendant longtemps, celle-ci a profité aux droits des peuples et aux libertés des citoyens ; maintenant on en subit les excès, les travers, les leurres et drames insoupçonnés. Dans les pays où elle fait illusion encore et dans ceux où elle a montré ses limites, la démocratie semble le prétexte tout trouvé d’un désordre social sans précédent aux accents révolutionnaires et de grandes aventures politiques marquées par des choix inédits dans les élections et l’arrivée au pouvoir d’hommes et de femmes atypiques. Mais la plus grande menace demeure l’instabilité au pouvoir et la faillite programmée des institutions qui font que tous les états sont devenus fragiles et vulnérables et tous les pays tendent à être ingouvernables.

Alors, à un moment ou à un autre, si l’on se rend compte que ce n’est pas conciliable tout cela, il faudra déterminer la priorité entre l’autorité de l’Etat et les droits et les libertés des citoyens, l’aspiration à la démocratie et le besoin de sécurité des populations, la liberté d’expression et la stabilité des Etats.
Il est clair que ce sont des « nécessités » compatibles, indissociables et interdépendantes d’habitude, mais avec l’instabilité chronique du monde et la révolte devenue fréquente des peuples, ce n’est plus aussi évident que par le passé.

Et la Guinée, dans tout ça ?

La Guinée n’est pas en reste de l’histoire universelle et de tous les chambardements dans le monde. Comme souvent d’ailleurs, au cours de son histoire riche en évènements et façonnée par de nombreux acteurs, la Guinée interroge chaque fois pour les choix qu’elle fait, quand les guinéens eux-mêmes commencent à s’habituer aux épreuves de forces, le plus souvent sans fondements et sans fins aussi.
Chacun est guidé par la conviction qu’il finira par avoir raison de l’autre, tous ont la certitude de détenir la vérité : les protagonistes de toutes les crises ne doutent jamais que l’issue leur sera favorable au prix de quoi pour eux-mêmes, et à quel coût pour le pays ?

Peu importe !

Une victoire à la Pyrrhus n’est pas souhaitable pour toutes les blessures à surmonter après, pas plus qu’une relève dans le chaos qui provoquerait la division du pays à travers un antagonisme plus prononcé entre les différentes communautés et des positions inconciliables des acteurs.

Comme la situation se présente aujourd’hui, l’opposition est convaincue de n’avoir d’autres choix que les manifestations et les actes de défiance à l’encontre du pouvoir pour se faire entendre et faire plier le régime, confiant en lui-même, et déterminé à faire face, sans désemparer , aux opposants. Quant au Président Alpha Condé, depuis son accession au pouvoir, subissant une confrontation quasi permanente et violente avec ses adversaires déclarés ou non, ne croit plus en son opposition, ne la croit pas surtout capable de l’atteindre, ayant survécu jusqu’à maintenant, à toutes les tempêtes politiques et sociales.

La défiance des uns, et le stoïcisme des autres sont-elles des postures définitives et tenables aussi ?

L’idéal aurait été sans doute de se retrouver dans un dialogue sincère et un accord responsable, certes difficile à obtenir dans un climat de suspicion et de conflit ouvert, mais cela aurait eu le mérite d’entretenir un minimum de confiance et d’empathie entre les acteurs afin de ne pas passer tous à côté de l’histoire et de ne pas hypothéquer aussi l’avenir, le sort de chacun étant forcément lié au destin du pays, et l’avenir ne pouvant se décider qu’ensemble, étant entendu que les exclusions et les discriminations demeurent le mal commun qui remet en cause le « commun vouloir vivre ensemble ».
Depuis des années en Guinée on parle de chacun et de tout le monde et de ce que l’on voudrait pour soi et parfois même de ce que l’on réserve aux autres quand ils ne seront plus là et qu’on les aura remplacés, mais qui parle de la Guinée dont les intérêts passent toujours après le sort de chacun au cœur de toutes les préoccupations et de toutes les prises de positions publiques.
« Le moi d’abord, tous les autres après et la Guinée, enfin», est la chose la mieux partagée par tous les guinéens et qui semble autant arrêter la marche d’une histoire souvent prometteuse que plomber l’avenir proche et lointain.

La raison a foutu le camp et l’hystérie est en train de s’emparer de tout le pays : le débat public qui devrait porter sur les idées, les valeurs et même les opinions est dominé par les passions, la haine de l’autre, les invectives malsaines et les offenses gratuites.
Il est vrai que Dieu a toujours protégé la Guinée, mais il ne faudrait pas abuser trop de sa bonté et compter toujours sur la chance, ni insulter la providence par une désacralisation de la vie et une relégation du pays.

Si chacun veut incarner ou inventer l’avenir et le présent rêvés de chacun dans son ambition personnelle, tout le monde semble se comporter de manière à compliquer, voir à rendre impossible la vie aux guinéens.

En tout cas, les guinéens nous regardent tous, l’histoire jugera chacun au moment où des erreurs individuelles sont commises au quotidien, les fautes collectives se multiplient dans l’insouciance et la complaisance totale. Il faudra se rappeler en attendant que comme le temps perdu ne se rattrape jamais, les occasions manquées ne représentent pas non plus aussi bien pour les hommes que pour les peuples. Voilà l’interpellation d’aujourd’hui et la responsabilité de demain pour chacun et tous.

Tibou Kamara, Ministre