Cher Tierno,
Je me permets de vous interpeller en des termes familiers car je considère que vous étiez l’un des nôtres. Je dis bien, un des nôtres, parce que je parle aussi pour beaucoup de jeunes guinéens ayant été bercés, influencés, subjugués par votre œuvre empreinte d’un don d’écrire simple, d’une indignation saine et sans cesse vive et surtout de talent. Preuve de notre admiration, permettez-moi de rappeler une anecdote qui illustre l’estime sincère et profonde que nous vous portions depuis une vingtaine d’années.
Vers la fin des années « 90 », nous terminions notre première année académique à l’Université de Conakry lorsqu’un matin de juin toute la Faculté s’est sentie en transe. Les cours furent bousculés, les autorités ignorées. Tous les étudiants de toutes les promotions avaient privilégié l’accueil chaleureux qui était dû à votre rang d’idole dont l’œuvre littéraire ne leur était étrangère. Des salves d’applaudissement avaient ponctué la conférence et chacun savourait de vous voir. En vrai.
Après la fac, devenus adultes, nous sommes quelques-uns à avoir continué à suivre, assidûment, votre parcours sinueux, inégal, mais non moins brillant notamment quelques-uns de vos nombreux prix prestigieux (Grand prix littéraire d’Afrique noire (1986), Renaudot (2008), Grand prix de la francophonie(2017)). Aucune interview ou intervention publique de vous ne nous échappait. Cette relation presque idyllique marquée du sceau de deux de vos romans Crapauds-brousse (1979) et les Écailles du ciel (1986) avait eu raison de notre perception de l’héritage historique post-indépendance des « Marigots du Sud ».
Nos cerveaux en furent formatés. Nous avions tous fini par jurer et intérioriser l’idée que les indépendances étaient un leurre marqué par l’arrivée de nouveaux « démons » comme le « sanguinaire » Président « Sâ Matraq ». Une partie de notre personnalité, un brin iconoclaste, tient de vous. Cette admiration s’est étiolée au fil du temps et surtout à longueur de vos sorties très éloignées de l’idée du républicain, transversal et intègre que vous incarnez dans nos têtes et dans nos cœurs. Tout cet héritage s’est fracassé sur les récifs de la politique politicienne guinéenne, porteuse de tant de scories en particulier l’ethnocentrisme.
Cher Tierno,
Je fais mien un conseil que vous avez donné à la jeunesse africaine, et à celle de la Guinée lors d’une de vos interviews à Paris le 30 septembre 2017 dans le cadre de la préparation de l’ouvrage « Mémoire collective » ; vous disiez ceci : «…Prenez en charge votre destin, parlez, agissez ». Vous m’avez tendu la perche. Par cette tribune, je parle.
En référence à ce que vous désigniez par « Trahison des intellectuels », vous incarnez cette trahison par vos nombreuses prises de position partielles et surtout tendancieuses. L’idole que vous fûtes nous a trahis. Un petit récapitulatif de la dérive aveugle et déraisonnable dont vous êtes responsable à un moment où les convulsions socio-politiques du pays commandent de la lucidité, de l’apaisement et de la hauteur de vue.
Cette dérive communautariste commence de mon point de vue, par votre article « Et maintenant ! » publié en 2007 après la mise en place du Gouvernement Lansana Kouyaté. Et depuis, votre positionnement communautariste est allé crescendo.
Dans une tribune récente, vous appelez l’armée à prendre le pouvoir. Cet appel séditieux à renverser l’ordre établi en Guinée n’est pas digne de votre rang. L’armée guinéenne qui a pourtant toujours été votre punching-ball favori trouve subitement grâce à vos yeux et ce, pour des basses œuvres. Les militaires qui ont d’autres vertus dans nos sociétés, nonobstant un passif lourd dans les répressions sociales qu’il faut dénoncer, ont d’autres qualités que de prendre le pouvoir par la force. Les putschs en Afrique ne sont pas la solution à nos maux, ils en sont les symptômes.
C’est pourquoi, cette ode au coup d’Etat, vestige d’un temps que vous exécrez dans vos premiers romans – post indépendance –, a fini par asseoir ma conviction que plus rien ne peut vous arrêter.
Cher Tierno,
Nous vous avons perdu depuis que vous vous êtes politisés sans jamais l’assumer. Cette pudibonderie aurait pu passer si elle ne s’était pas muée en militantisme partisan et communautaire. Vous êtes aujourd’hui un intellectuel organique qui est à la solde d’une lutte politique et idéologique faisant fi de la rigueur et de la sagesse qui siéent à votre rang. Vous avez le droit de militer dans un parti, personne ne saurait vous le reprocher, c’est le principe même de la démocratie. Le militantisme a des limites dès lors qu’il met en danger la nation.
J’ai toujours été frappé par une distorsion chez vous : c’est l’écart entre votre capacité à critiquer et votre faible appétence pour des solutions ou des propositions d’approche. Evidemment, on ne va pas vous demander de régler tous les problèmes du pays, ce n’est pas votre rôle. Il n’empêche que celui-ci en partie vous oblige. Or, depuis quelques années, vous desservez votre propre cause et partant, vous décevez une partie de la nouvelle génération de Guinéens qui cherche à s’affranchir des relents de l’ethnocentrisme et de l’hémiplégie morale et intellectuelle.
Là où l’on s’attendrait à un discours transversal, certes critique, mais rassembleur, vous affichez votre sectarisme et profitez de votre aura pour travestir la réalité en particulier auprès de nos compatriotes et d’un lectorat étranger. Votre discours repose sur un postulat : la communauté ethnique peulh est persécutée en Guinée. Vous n’avez pas le droit d’utiliser votre notoriété, votre talent si rare pour mettre de l’huile sur le feu en Guinée. Nos parents peulhs, malinkés ou soussous, kpêlè, tomas ou bassaris n’ont pas besoin de cette instrumentalisation sociopolitique.
Les victimes des répressions politiques sont légion en Guinée, constitutives d’une histoire politique tourmentée qui cherche désespérément un moyen de s’aplanir et à se lire de manière fidèle et thérapeutique. L’intérêt de notre pays passe par un effort commun à dire le réel avec courage et rigueur sans considération partisane ou communautaire. Cette catharsis doit se faire sur l’autel de la vérité et de la réconciliation nationale.
Des familles, nombreuses, doivent être entendues, accompagnées, soutenues et rétablies dans leur droit de connaître la vérité sur les cas de tueries dont leurs proches ont été victimes. Vouloir faire son marché « électoralo-politique » sur la douleur d’une mère éplorée ou d’un père dont le cadavre du jeune adolescent est encore chaud confine à une forme d’obscénité.
Notre pays a besoin d’apaisement, de figure consensuelle que vous auriez pu incarner à l’image d’un Cardinal Sarah, mais vous vous êtes fourvoyé. C’est en cela que je vous en veux, parce que vous nous avez trahis.
Pour vous montrer mon état d’esprit, je rappelle la formule de Josiane, un personnage saisissant des « Crapauds-brousse » : « Eux qui auraient dû être la Solution, ils ne l’étaient en rien. C’était plutôt eux le Problème à la lumière de la vérité ».
Désormais, vous faites partie du problème de ce pays. Le craquèlement que connaît le tissu social du pays nous oblige à plus de gravité et de responsabilité dans nos prises de position respectives. L’avenir de notre nation en dépend fortement.
En espérant que cette interpellation vous décille.
Je ne vous embrasse pas car je vous en veux.
Sayon Dambélé, dambelesayon@yahoo.fr