L’Organisation mondiale de la santé (OMS) tient son assemblée générale du 17 au 21 mai alors qu’elle affronte la plus grande crise de son histoire. Attaquée et critiquée par ses États membres, elle aborde ce grand rendez-vous plus fragile que jamais, au plus mauvais moment.

C’est une histoire d’e-mails envoyés le jour de la Saint-Sylvestre. Ce 31 décembre 2019, la Chine, via la commission sanitaire municipale de Wuhan, prévient officiellement l’OMS de la survenue de plusieurs cas de pneumonie non identifiée. Un nouveau coronavirus est ensuite identifié. Cette maladie émergente peut-elle se transmettre d’homme à homme ? Les autorités chinoises affirment que non. Pourtant, Taiwan certifie avoir alerté l’organisation le même jour sur le risque d’une telle transmission. Il faudra attendre le 20 janvier 2020 pour que l’OMS reconnaisse que cette nouvelle maladie se transmet bien entre êtres humains.

Trois semaines ont-elles été perdues ? Il s’avère que l’OMS ne reconnaît pas Taïwan comme l’un de ses États membres, en grande partie à cause de l’opposition de la Chine, ce qui expliquerait qu’elle n’ait pas tenu compte de cette alerte. De fait, les rapports entre Pékin et l’organisation cristallisent la majeure partie des critiques faites à son encontre à l’occasion de cette crise pandémique. Le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, le patron de l’organisation, est-il sous la coupe des Chinois ? « L’OMS a vraiment tout raté », tweetait Donald Trump  le 7 avril, résumant là une bonne partie des griefs retenus contre l’OMS. « Elle est majoritairement financée par les États-Unis, mais pourtant très centrée sur la Chine. » Si le président américain a ainsi justifié sa décision de se retirer de l’organisation, cette critique n’en est pas moins caricaturale.

L’OMS dépendante

« L’OMS est une agence intergouvernementale : c’est le nœud du problème », explique Auriane Guilbaud, du centre de recherches sociologique et politique de l’Université Paris 8. « L’outil principal sur lequel s’appuie l’organisation, c’est le règlement sanitaire international adopté par ses États membres, en 1951 et révisé depuis. Il stipule que les États membres doivent rapporter les événements de santé publique qu’ils ont repéré sur leur territoire. L’OMS dépend donc de ses États membres et de la fiabilité de leurs informations. »

Dès lors, les informations fournies par les autorités chinoises sur ce début d’épidémie ont-elles été fiables ? « L’OMS a été un peu induite en erreur », a déclaré John MacKenzie au quotidien britannique The Guardian. Le conseiller auprès du comité d’urgence de l’organisation relève ainsi que lorsque la Chine informe l’OMS le 31 décembre, ses scientifiques avaient déjà séquencé le génome du virus et savaient déjà qu’ils avaient affaire à un nouveau coronavirus. Pourtant, les autorités de Pékin ne le confirmeront officiellement que le 7 janvier, et le génome entier ne sera partagé à la communauté internationale que le 12 janvier. De même, John MacKenzie s’interroge sur le bilan communiqué par la Chine : 59 cas pour la première semaine de 2020, « très, très loin de ce à quoi on pouvait s’attendre ».

Dans ce contexte, que pouvait faire l’OMS ? « L’organisation étant intergouvernementale, il lui faut solliciter l’État membre », explique Auriane Guilbaud. L’OMS a ainsi demandé à la Chine l’autorisation d’envoyer une équipe de scientifiques dans la province du Hubei, l’épicentre de l’épidémie. Pékin refusa. « Et l’OMS n’a pas pouvoir de sanction », ajoute la chercheuse. Ce n’est que le 8 février que les autorités chinoises autorisèrent sur leur territoire une équipe d’observateurs de l’OMS.

Le Dr Tedros n’a ainsi jamais fait état publiquement de la réticence de la Chine à coopérer. Il fit même l’inverse le 28 janvier en rencontrant Xi Jinping à huis clos et en louant deux jours plus tard les efforts chinois pour contenir la maladie : « Un nouveau modèle de contrôle d’épidémie. » C’est pourtant ce même 30 janvier que l’OMS déclare le Covid-19 comme étant une urgence sanitaire de portée internationale. Pour Auriane Guilbaud, dans cette séquence, « l’OMS a joué un rôle d’acteur diplomatique pour préserver ses relations avec ses États membres, dont la Chine. C’est une ligne pragmatique, il fallait préserver les relations ».

L’exemple du SRAS

De fait, étant dépendante de ses informations, l’Organisation mondiale de la santé a toujours ménagé la Chine lors de cette crise. Elle n’a pourtant pas toujours joué ce rôle. En novembre 2002, le gouvernement chinois découvre sur son sol une nouvelle maladie respiratoire, le SRAS, et n’en informe pas l’OMS. Mais à l’époque, sous l’impulsion de sa directrice générale d’alors, Gro Harlem Brundtland, l’organisation surveillait les forums médicaux chinois et avait donc connaissance de cette pneumonie atypique. Ces informations en main, l’OMS est allée voir les dirigeants chinois, qui l’ont officiellement notifiée peu après.

Gro Harlem Brundtland n’a alors pas eu peur d’accuser publiquement la Chine d’avoir gardé ces informations pour elle, empêchant ainsi de contenir l’épidémie « si l’OMS avait pu intervenir plus tôt et envoyer ses équipes sur place ». À la suite de ces déclarations, Pékin coopéra rapidement.

Pourquoi l’OMS n’a-t-elle pas adopté la même ligne près de vingt ans plus tard ? Sans doute parce qu’elle a perdu de son aura. En 2003, alors que l’épidémie de SRAS se répandait dans plusieurs pays (Hong Kong, Vietnam et Canada), l’organisation a pour la première fois rendu un avis déconseillant de voyager vers les zones touchées. Bien que l’OMS n’ait pas effectivement le pouvoir de clouer les avions au sol, cet avis a été suivi.

À la suite de cette épidémie, la réponse de l’OMS a globalement été jugée comme un succès. Seuls 26 pays ont été touchés par la maladie et moins de 1 000 personnes en sont mortes. « Brundtland a fait des choses pour lesquelles l’OMS n’avait pas de mandat », se souvient David Fidler, consultant pour l’organisation. Pour cause : ce ne sont ni les traitements, ni les vaccins qui sont venus à bout du SRAS, mais l’échange d’information à l’échelle mondiale, les restrictions de voyage, des politiques de dépistage et d’isolement des malades.

L’occasion manquée

Malheureusement cet essai ne sera pas transformé. Il y avait pourtant une opportunité : « Le règlement sanitaire international de 1951 a été révisé à la suite du SRAS », explique Auriane Guilbaud. D’aucuns ont poussé pour donner plus de latitude à l’OMS, mais c’est finalement la ligne inverse qui l’a emporté. Plusieurs pays avaient en effet la crainte de devoir affronter les mêmes restrictions qu’a eu à subir la Chine si jamais ils venaient à se retrouver dans sa situation. Ainsi, sur la question de la fermeture des frontières, le règlement sanitaire international révisé stipule désormais que « les États membres s’engagent à prévenir la propagation internationale des maladies et à y réagir avec des mesures sanitaires proportionnées sans entraves inutiles aux déplacements et aux commerce international ». Pour Auriane Guilbaud, cette résolution en demi-teinte s’explique par deux choses : « Tout d’abord, il ne faut pas que les États se sentent discriminés, sinon ils pourraient hésiter à rapporter des événements de santé publique. Ensuite, ils ne veulent pas être mis au ban de la communauté internationale parce qu’on aurait interdit tout commerce avec eux. »

L’OMS est devenue inaudible

Ainsi, pour l’épidémie d’Ebola en 2014 comme pour celle du Covid-19, l’OMS n’a pas appelé à la fermeture des frontières. « En 2014, certains États les avaient fermées », se souvient Auriane Guilbaud. « L’OMS les avait alors critiqués estimant que cela faisait plus de mal que de bien. » Pour l’épidémie d’Ebola, l’OMS avait également mis plusieurs mois à déclarer une urgence. David Fidler estime ainsi que cela a retardé d’autant une aide internationale pourtant essentielle, et grandement affaibli le leadership de l’OMS. Ce manque est criant aujourd’hui : « De nombreux États ne suivent plus les recommandations », analyse Auriane Guilbaud.

Richard Horton, le rédacteur en chef de la prestigieuse revue médicale The Lancet va plus loin : « Les États, et particulièrement les États occidentaux n’ont pas écouté. Plutôt : ils n’ont pas cherché à comprendre ce qui se passait en Chine au début de l’année 2020 ». On peut ainsi considérer que la déclaration d’une pandémie le 11 mars était purement rhétorique pour pousser les États membres de l’OMS à faire plus, étant donné que l’urgence sanitaire de portée internationale les obligeait déjà à réagir.

L’organisation a en effet toujours répété quelques principes simples que doivent appliquer les États : réduire l’exposition du public à la maladie, en particulier en identifiant toutes les chaînes de contamination. « Il faut tester, tester, tester », ne cesse de marteler le Dr Tedros depuis plusieurs mois. Il n’a donc pas été écouté puisqu’à l’exception de la Corée du Sud et de l’Allemagne, la plupart des pays occidentaux se sont illustrés par leurs carences en la matière jusqu’à un confinement devenu inévitable – certains pays pariant même sur une putative immunité de population à  rebours de toutes les recommandations.

L’OMS doit également faire face à une disparition presque complète de la coopération internationale en matière sanitaire – excepté sur le plan scientifique. Des images de gouvernements réquisitionnant des masques au détriment d’autres pays, d’autres voulant s’arroger la primeur d’un éventuel vaccin… Les exemples ne manquent pas et il y a bien sûr le retrait américain de l’organisation. Il s’agit pour l’instant d’une suspension, mais les États-Unis fournissent 15 % du budget de l’OMS. Cela impactera donc forcément les programmes tout en donnant paradoxalement plus de latitude à la Chine – précisément ce que dénonce Washington avec ce retrait. En matière épidémique, la coopération internationale est pourtant essentielle : « Faire circuler l’information est essentiel, et c’est un défi. Il faut faire travailler 194 États membres ensemble et il faut bien quelqu’un pour remplir ce rôle. L’OMS est la seule organisation de santé à vocation universelle », rappelle Auriane Guilbaud.

Une assemblée générale sous le signe du Covid-19

C’est donc avec ce rôle affaibli que l’Organisation mondiale de la santé va aborder son assemblée générale du 17 au 21 mai. D’ordinaire consacrée aux questions de gouvernance, elle risque d’être entièrement dédiée à la pandémie de Covid-19. De plus, « cela devrait être une assemblée virtuelle », anticipe Auriane Guilbaud. « C’est dommage car en temps normal, beaucoup de discussions ont lieu entre deux portes, ce ne sera pas possible. Elle sera tout de même très intéressante à suivre, il faudra voir comment les États membres se positionnent par rapport au Directeur-Général, s’il est soutenu. »

Après chaque épidémie, l’OMS réalise toujours une évaluation sur les événements passés. Des leçons sont tirées et conduisent à des mesures de plus ou moins grande ampleur. L’organisation apparaît aujourd’hui plus fragilisée que jamais. Qu’en sera-t-il demain ? Ses États membres accepteront-ils de lui laisser plus de latitude ? « Nous sommes toujours en pleine crise. Ces mesures, ce sera pour après », conclut Auriane Guilbaud.

RFI