BATAILLE. Cela fait plus d’un an que la pire invasion de criquets pèlerins depuis des décennies frappe la région. Deux raisons : les guerres et la météo.
Ils ne pèsent que quelques grammes mais ravagent tout sur leur passage : redoutés depuis des siècles, les criquets pèlerins sont à l’origine d’une nouvelle et spectaculaire propagation dans la Corne de l’Afrique. Neuf pays d’Afrique de l’Est souffrent depuis mi-2019 (essentiellement Kenya, Éthiopie et Somalie, mais aussi Érythrée, Soudan, Tanzanie, Djibouti…). Car les criquets pèlerins se déplacent en essaims dévastateurs de plusieurs millions, voire milliards, d’insectes qui parcourent jusqu’à 150 km par jour, ravageant les cultures sur leur passage.
Qu’est-ce que le criquet pèlerin ?
Les criquets pèlerins sont une espèce de sauterelle originellement solitaire et inoffensive qu’on trouve dans les régions désertiques ou semi-désertiques, sur une bande s’étendant de la Mauritanie jusqu’à l’Inde. Leur reproduction s’accélère sous l’effet de pluies abondantes. C’est quand leur nombre devient important que leur comportement se modifie : ils se regroupent en essaims voraces pouvant se déplacer, au gré des vents dominants, sur de grandes distances, dévorant la végétation sur leur passage.
La FAO qualifie le criquet pèlerin de « ravageur migrateur le plus destructeur au monde ». Sa menace est connue et redoutée depuis des siècles, c’est une des dix plaies d’Égypte évoquées par la Bible. Mais la FAO a caractérisé le phénomène actuel de « recrudescence », correspondant à un impact à l’échelle d’une région. La qualification d’« invasion » intervient lorsque jusqu’à 60 pays sont atteints.
Autre information de taille, chaque criquet mange son poids en végétation et leur nombre se multiplie par 20 tous les trois mois. Les dernières saisons des pluies, parmi les plus humides depuis des décennies, ont favorisé leur reproduction. Selon la FAO, un essaim d’un kilomètre carré peut contenir jusqu’à 80 millions d’adultes, qui consomment en une journée la même quantité de nourriture que 35 000 personnes.
En 2020, l’un d’entre eux a même été estimé au Kenya à 2 400 km², soit presque l’équivalent d’une ville comme Moscou, pouvant contenir jusqu’à 200 milliards de criquets.
Comment la situation a-t-elle évolué ces dernières années ?
Au XXe siècle, la FAO a recensé six « invasions », dont la dernière remonte à 1987-1989. La plus récente « recrudescence » datait de 2003-2005.
En 2018, une saison intense de cyclones dans la péninsule arabique a permis la prolifération de criquets pèlerins, dont les essaims ont gagné le Yémen, l’Arabie saoudite et l’Iran. Ils sont arrivés dans la Corne de l’Afrique mi-2019, y trouvant un terrain propice alors que la région connaissait une des années les plus humides depuis des décennies, marquée notamment par huit cyclones au large de l’Afrique de l’Est.
Neuf pays de la région ont été touchés au cours de l’année passée : l’Éthiopie, la Somalie, le Kenya, l’Érythrée, Djibouti, le Soudan, le Soudan du Sud, l’Ouganda et la Tanzanie.
Après une accalmie de quelques mois, de nouveaux essaims – n’atteignant pas plus de quelques kilomètres carrés – sont apparus en décembre en Somalie et en Éthiopie, avant de gagner le Kenya. D’autres ont été localisés à Djibouti, en Érythrée, en Tanzanie et au Soudan.
Un vieux cauchemar de retour
Certains pays comme le Kenya n’avaient pas connu telle invasion depuis soixante-dix ans, et la riposte initiale a souffert d’une mauvaise coordination et d’un manque de pesticides et d’avions pour les répandre, selon Cyril Ferrand, un expert installé à Nairobi auprès de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) cité par nos confrères de l’AFP. Pour endiguer la deuxième vague qui frappe aujourd’hui notamment le Kenya, l’Éthiopie et la Somalie, les autorités ont déployé des moyens supplémentaires.
Sur le front avec les chasseurs de criquets
Aux premières lueurs du jour, l’hélicoptère de Kieran Allen s’élève au-dessus des plaines du centre du Kenya. Il commence sa chasse aux criquets : il faut faire vite avant que, réchauffés par le soleil, les voraces ne se lancent à l’assaut des terres agricoles voisines. Ce pilote, dont l’engin sert habituellement au tourisme, à la lutte contre les incendies ou au sauvetage de randonneurs en détresse, s’est reconverti en sentinelle face aux vagues de criquets pèlerins qui déferlent sur le pays depuis près de dix-huit mois, en provenance de la Somalie et l’Éthiopie voisines.
Sur le seul mois de janvier, il a parcouru pas moins de 25 000 kilomètres, survolant les vastes plaines constellées de zèbres, les verdoyantes exploitations de maïs, les vallées forestières et les étendues arides situées plus au nord. Ce matin-là, un appel crépite sur la radio. Changement de direction : cap sur les contreforts du mont Kenya, où une communauté a signalé un essaim au PC de lutte contre les criquets. « Je vois du rose dans les arbres », confirme le pilote, une fois sur zone, en pointant un essaim de criquets d’environ 30 hectares qui recouvre la lisière d’une forêt de pins. La couleur rose foncé indique que les insectes sont dans leur phase de croissance, celle où ils sont les plus affamés.
Les fermes voisines sont à bonne distance. Kieran Allen appelle un avion, qui arrivera quelques minutes plus tard pour pulvériser du pesticide. Au sol, réchauffé par le soleil, l’épais nuage de criquets s’envole dans un bruissement semblable à celui d’une pluie légère. Le produit mettra quelques heures à agir. « Ces champs de blé nourrissent une grande partie du pays. Ce serait un désastre s’ils y arrivaient », glisse-t-il en désignant une vaste ferme, dans cette région particulièrement fertile du mont Kenya.
Nouvelles technologies de pointe et coordination
Justement, dans ce pays, la FAO s’est associée à la société 51 Degrees, spécialisée dans la gestion des réserves protégées, qui a réorganisé son logiciel servant à repérer le braconnage, les animaux sauvages blessés ou l’exploitation forestière illégale pour y ajouter les essaims de criquets. Une ligne directe a également été installée pour recevoir les appels des chefs de village ou des 3 000 éclaireurs formés présents sur le terrain.
Les informations sur la taille des essaims et leurs itinéraires sont partagées avec les gouvernements et les organisations luttant contre ces nuisibles. « Notre approche a été complètement modifiée par de bonnes données, des données rapides et précises », explique le directeur de 51 Degrees, Batian Craig.
Du côté kényan, les opérations se sont concentrées sur une « première ligne de défense » dans les zones frontalières reculées et parfois hostiles avec l’Éthiopie et la Somalie, permettant de briser des essaims massifs avant qu’ils n’atteignent les terres agricoles du Kenya, souligne-t-il.
Quand les vents tournent et que les essaims reviennent vers l’Éthiopie, des pilotes en attente de l’autre côté de la frontière prennent le relais. Les opérations sont, en revanche, impossibles dans le centre et le sud de la Somalie en raison de la présence des islamistes radicaux shebabs, et n’ont lieu qu’une fois les essaims arrivés sur le sol kényan.
« Nous allons avoir un gros problème »
Selon Cyril Ferrand, l’invasion de criquets a affecté l’alimentation de quelque 2,5 millions de personnes en 2020 et devrait en toucher 3,5 millions en 2021, dans l’ensemble de la région. Les prévisions de précipitations inférieures à la moyenne combinées à une meilleure surveillance pourraient freiner l’invasion, mais il est difficile de dire quand elle prendra fin. Il n’est pas à exclure que d’autres invasions suivront. Avec les fluctuations climatiques importantes dans la région, « nous devons commencer à regarder ce qui doit être mis en place si nous commençons à avoir des invasions plus fréquentes », estime-t-il.
En attendant, la deuxième vague continue de faire des ravages. Dans le village de Meru, l’exploitation de Jane Gatumwa, où elle fait pousser maïs et haricots sur près de cinq hectares, grouille de criquets roses affamés. « Ils sont ici depuis environ cinq jours, ils détruisent tout. Ces cultures nous aident à payer les frais de scolarité des enfants et aussi à nous nourrir, se lamente-t-elle. Maintenant qu’il ne reste plus rien, nous allons avoir un gros problème. »
Source: Lepoint/AFP