Metlatónoc – J’ai souvent parcouru la géographie de l’Etat mexicain de Guerrero, un territoire bordé par le Pacifique où se succèdent les pics montagneux et les vallées, terre d’agriculteurs pauvres en majorité indigènes. Cet Etat c’est aussi l’un des plus violents du pays. J’y ai réalisé de nombreux reportages sur le trafic de drogue, les disparus, les tueries et même sur une morgue. Je n’avais encore jamais abordé une pratique qui y est encore monnaie courante dans certains villages: la vente et l’achat de fillettes pour être mariées, cédées dès leurs premières règles.
J’avais lancé une première tentative, il y a quatre ans, en contactant plusieurs ONG, des travailleurs sociaux et des chercheurs. Ils étaient disposés à parler, mais beaucoup plus réservés à l’idée de nous mettre en relation avec les victimes.
“C’est très délicat. D’une part parce que les victimes pourraient souffrir de représailles au sein de leurs communautés si elles parlent, mais aussi parce que nous perdrions leur confiance si les choses se passaient mal et du coup, elles ne seraient plus accompagnées”, par notre ONG m’avait expliqué un de mes contacts après plusieurs conversations.
Nous avons donc renoncé momentanément au sujet, mais je sentais que j’avais l’obligation de l’aborder, comme une brique de plus dans le piètre bilan tristement célèbre du Mexique en termes de violences faites aux femmes.
L’opportunité
L’opportunité s’est présentée il y a quelques semaines, quand j’ai su qu’une des ONG s’occupant de ces enfants, l’organisation de défense des droits humains Tlachinollán, était très mécontente après un article paru dans un quotidien mexicain sur ce sujet, sans aucun témoignage de victimes. J’ai à nouveau contacté une source locale.
“L’Etat de Guerrero n’a rien à voir avec d’autres régions du pays connues pour la traite de femmes”, m’a-t-il dit. “Ici, les choses se passent en sous main”. “Si vous voulez écrire sur ce sujet, venez, venez parler avec les gens de La Montagne — nom du territoire où se déroulent ces pratiques, observez comment ils vivent. Mais je ne suis pas sûr que les victimes vous parleront. Elles vivent toutes dans la crainte”.
J’ai finalement identifié une organisation dont les chercheurs avaient travaillé pendant six ans avec des communautés où l’on pratique l’achat-vente de fillettes en vue de leur mariage.
Ici “on ne vend pas ouvertement des femmes, et nous ne voulons pas que ces communautés soient stigmatisées”, m’a encore prévenu un de ses dirigeants, qui m’a cependant aidée à trouver un traducteur de la langue régionale, le mixtèque ou mixteco, pour le voyage.
Nous avons formé équipe avec le photographe Pedro Pardo, connaisseur de Guerrero où il a vécu neuf ans, et Amaranta Marentes, une vidéojournaliste. Pedro était enthousiaste. “J’avais très envie d’observer de près ce phénomène de La Montagne, une région très pauvre où les indices de développement humain sont parfois comparés à ceux de d’Afrique sub-saharienne”, m’a-t-il dit, en me précisant qu’il s’y était déjà rendu pour des reportages sur la culture de la fleur de pavot ou encore sur des rituels ancestraux.
Amaranta, elle, s’interrogeait à voix haute: “Je me demande comment je me sentirais si je savais qu’on avait payé pour moi, comme si j’étais un objet”.
En moins de deux jours, nous avons organisé la logistique du voyage, comprenant, bien sûr, des mesures de sécurité: l’Etat de Guerrero, où ce trouve cette communauté d’indigènes Mixtèques, est dangeureux. Quatorze cartels de la drogue y sont implantés et le taux d’homicide annuel atteint 36 pour 100.000 habitants. Sa ville la plus peuplée, la station balnéaire d’Acapulco, un temps prisée du tout-Hollywood, y a connu une descente aux enfers.
Après sept heures de route, nous avons atteint Tlapa de Comonfort, à quelque 300 km de l’océan Pacifique, à l’intérieur des terres. Pour y arriver, il faut traverser une enfilade de montagnes, répondant au joli nom de Sommets de la Tentation, aux multiples et exubérantes nuances de vert.
Le lendemain, à l’aube, nous sommes partis pour Metlatónoc, la municipalité la plus pauvre de cet Etat de Guerrero. Il a fallu emprunter des routes étroites aux virages serrés, par chance, sans les pluies diluviennes qui s’abattent sur ces montagnes au printemps. Nous avons découvert un territoire enclavé, où 93% des habitants n’ont pas accès aux infrastructures de base telles que l’eau potable ou l’électricité et près de 60% n’arrivent pas à manger correctement, selon des données officielles.
Ici, loin de tout, la pratique de la vente de filletes est encore d’actualité dans une soixantaine de villages. Un cercle vicieux de violence pour ces futures femmes et d’appauvrissement des hommes.
“Ces enfants deviennent extrêmement vulnérables. Une fois vendues, elles tombent dans une forme d’esclavage, au service de leurs nouvelles familles pour des tâches domestiques ou agricoles”, sans parler des “beaux-pères, qui parfois abusent d’elles sexuellement”, m’a expliqué Abel Barrera, un anthropologue, dirigeant de l’ONG Tlachinollan.
Les sommes exigées par leurs pères, qui n’acceptent pour époux que des hommes de cette même région, vont de 2.000 à 18.000 dollars, selon les habitants qui ont accepté de nous parler. La vieille coutume de la dot, une manière de montrer à la famille la grande valeur de l’épouse, s’est dévoyée.
Frustration et impuissance
Nous avons pris notre petit déjeuner dans une maisonnette aux murs recouverts de suie, pendant que les femmes s’activaient en cuisine, en murmurant en mixteco. Nous savions que nous ne pourrions pas nous fondre dans le paysage, passer inaperçus dans ce territoire de l’entre-soi.
Il faudrait alors, pour libérer la parole, savoir se montrer éminemment respectueux, se déplacer et parler lentement, avec un sourire discret et ne surtout pas, surtout pas fumer, ce qui est très mal vu ici, surtout pour les femmes.
Nous étions accompagnés d’un militant bilingue, Benito Mendoza, ce qui nous a grandement aidés. Grâce à lui, nous avons pu découvrir l’intimité de ces familles, qui en dépit de leur extrême pauvreté, tenaient à nous offrir ce qu’elles avaient des tortillas de mais, dures ou souples, tout juste préparées, et agrémentées de sel, de sauce piquante ou de chilis marinés.
Les témoignages de victimes sont rares, mais Eloina a bien voulu nous parler. Elle a eu beau supplier sa mère, rien n’y a fait. “Je ne veux pas que tu me vendes’’, lui avait-elle dit en larmes. A 14 ans, la jeune fille, âgée aujourd’hui de 23 ans, a rejoint contre son gré la cohorte de celles qui sont cédées à de futurs époux. “Ce sont les animaux qui sont vendus’’, s’insurge la jeune femme, une indigène mixtèque de la communauté de Juquila Yuvinani, dans la municipalité de Metlatónoc.
Nous avons parcouru avec Mendoza les villages de montagne de Yuvinani et Juquila Yuvinani, où l’art froid vous gifle le visage. Et interviewé autant d’hommes et de femmes que possible. Beaucoup d’hommes jeunes étaient prêts à parler de l’achat des filles, mais peu étaient disposés à le faire devant la caméra d’Amarante ou l’appareil photo de Pedro.
Les hommes aussi évoquaient leur frustration, leur sentiment d’impuissance, et se disaient victimes du système les obligeant à payer des sommes élevées pour pouvoir épouser l’élue de leur coeur. Ceux qui vendent leurs filles doivent ensuite payer à leur tour des dots pour marier les fils.
Pendant notre visite, notre traducteur m’expliquait que ce commerce était devenu une autre forme de subsistance, absurde, puisque ce qui fait la richesse des uns, entraîne la pauvreté des autres, des familles contraintes de s’endetter pour pouvoir marier leurs fils.
Au point, disaient les hommes, que dans certains cas, ce système d’achat-vente les avait obligé à travailler presque dans une situation d’esclavage dans les champs de tomate et de chilis du nord du Mexique ou des Etats-Unis pour rembourser la dette contractée. “Parfois, il nous faut partir avec les pères ou les frères pour que la dette soit remboursée plus vite”, m’a raconté l’un de ses hommes, avec un regard plein de colère.
De plus en plus de familles ne respectent plus cette tradition, mais sans jamais l’avouer, m’a expliqué Mendoza: elles peuvent sinon être victimes de violence.
Amaranta a gardé le souvenir d’une dame, Maurilia Julio, qui a expliqué timidement en préparant des tortillas, que cette pratique devrait être abandonnée. Pas question pour elle de vendre ses filles, car sinon, elles ne pourront plus rentrer à la maison si elles sont maltraitées par leur nouvelle famille. Et Amaranta de réaliser le sens de cette confidence: “Le fait d’être achetée, interdit à ces femmes de rentrer chez leurs parents” !
Après chaque récit, ma gorge était encore un peu plus nouée. Comment ne pas imaginer le destin tragique de ces petites filles que je voyais cachées dans les jupes de leurs mères ?
Un vieil homme nous a raconté comment il avait refusé de vendre ses filles, mais accepté d’acheter ses belles filles et la difficulté pour ses voisins d’accepter que cette tradition devait être abandonnée.
Les yeux rougis Virgilio Moreno nous a priés de porter au-delà des montagnes l’histoire de la misère dans laquelle vivent ces communautés et d’attirer l’attention des autorités sur leur sort.
Au Mexique, on parle peu de cette tradition. Tout ce qui touche aux indigènes est un sujet que l’on traite avec beaucoup de prudence. Au nom du respect pour leurs us et coutumes et leurs cultures ancestrales inscrit dans la Constitution, on laisse perdurer des abus.
Avant notre départ, Pedro et Amaranta devaient aussi ramener des images et nous avons pris position au bord d’un virage pour prendre des vues aériennes, quand soudain, une voiture s’est arrêtée à notre niveau, brusquement. Un homme en est descendu en colère, exigeant des explications.
J’ai tenté de m’approcher, pour l’assurer de notre respect pour sa communauté, et expliquer notre démarche mais Benito m’a demandé de garder le silence. Il s’est approché de lui et lui a parlé en mixteco, lui arrachant un sourire, qui m’a soulagée…
Après, il a fallu vite repartir pour rejoindre notre hôtel de Tlapa de Comonfort, à trois heures de route, avant la tombée de la nuit.
“Partez avant la nuit, de toutes manières personne ne vous parlera ici de cette coutume, qui au fond en attriste beaucoup”, nous a dit un habitant. Une fois à Tlapa de Comonfort, d’autres témoins ont évoqué la corruption des autorités locales qui ne font rien pour protéger les droits de ces fillettes et de leurs jeunes époux.
Je n’oublierai pas la voix brisée de cette mère, qui a préféré que son nom ne figure pas dans cet article. Elle a deux filles, dont une adolescente. Et elle ne craint qu’une chose: qu’elles subissent son même sort si leur père décide de les vendre. Elle m’a laissé entendre qu’elle avait été abusée par son beau-père. Elle souriait douloureusement pour cacher sa tristesse et me disait sans y croire qu’elle tenterait d’apprendre la couture à ses filles. Pour qu’elles aient un moyen de subsistance et qu’elles puissent, un jour, décider de quitter leur mari si jamais elles étaient vendues.
Source: AFP