Le Sénégal vient de traverser une épreuve difficile avec une série de manifestations violentes qui ont embrasé le pays et fait une dizaine de morts. Une partie de la jeunesse a exprimé son ras-le-bol sur la gouvernance du régime de Macky Sall. S’il est heureux que les citoyens puissent exprimer dans la rue leur colère, les actes de vandalisme tout comme les brutalités policières sont, eux, inacceptables dans une société civilisée.

Des jeunes qui ont soif de démocratie, mais aussi…

Parmi ce peuple sorti exprimer sa colère, il y a des jeunes qui ont soif de démocratie et de liberté. Le sentiment d’une oppression démocratique leur est insupportable. C’est avec cette jeunesse que la démocratie quitte les institutions pour réinvestir la rue et provoquer des avancées remarquables. Une frange des manifestants ne s’intéresse, quant à elle, ni à la politique ni à la respiration démocratique. Ces gens ont investi la rue au nom de leur droit à une vie décente face à un quotidien difficile exacerbé de surcroît par les effets néfastes du coronavirus sur l’économie mondiale.

… un nouveau courant extrémiste dans l’espace public

Il faut toutefois reconnaître que ces émeutes sont aussi celles d’un courant extrémiste qui émerge dans l’espace public. Ce courant apporte de mauvaises réponses à de vraies questions politiques et sociales. Nourri aux discours identitaires, aux mécanismes fascisants et aux théories complotistes qui pullulent sur Internet, il n’est qu’une forme de tropicalisation d’une tendance mondiale. Nous assistons à une internationale populiste qui constitue un danger pour nos démocraties libérales et s’impose aux républicains, aux progressistes et à toutes celles et ceux qui envisagent le monde dans la créolité de Glissant ou dans le métissage senghorien, un monde qui devrait non pas être celui du choc des civilisations de Huntington, mais celui d’une interpénétration des identités plurielles que suggère le romancier italien Claudio Magris.

Un populisme qui a des racines profondes

On aurait tort de s’en tenir à une reductio ad hitlerum du populisme autoritaire qui émerge au Sénégal, car ses racines sont profondes et méritent une attention particulière eu égard aux montées partout dans le monde du discours identitaire. Le populisme autoritaire monte grâce à deux intrants. D’abord, la colère issue des misères du peuple opprimé, si elle est institutionnalisée par des forces politiques réactionnaires, génère des régimes populistes comme c’est le cas, par exemple, au Brésil, en Hongrie, ou, jusqu’à un passé récent, aux États-Unis. Ensuite, il faut reconnaître que ceux qui nous dirigent ne sont pas exemplaires. Les politiques publiques génèrent des inégalités et abandonnent les masses dans une misère sociale insoutenable pendant que la pratique politique et la proximité avec le pouvoir constituent un véhicule d’enrichissement rapide.

Promouvoir une justice au service de tous…

Les Sénégalais sont aussi sortis dans la rue pour réclamer justice. La perception la plus répandue de la justice dans notre pays est qu’elle est au service des puissants contre les faibles. Les affaires Karim Wade et Khalifa Sall ont forgé l’image d’une justice aux mains du pouvoir pour éliminer l’adversité politique. Il est indéniable qu’il y a un énorme problème au sein de la justice sénégalaise. Le juge Ibrahima Hamidou Dème a démissionné de la magistrature, car il ne la juge plus crédible. Le magistrat chargé de l’affaire Ousmane Sonko-Adji Sarr, victime de menaces après que son nom a été jeté en pâture dans une stratégie visant à le discréditer, s’est dessaisi avec notamment comme motif l’appartenance ethnique de sa femme. Or, quand la justice s’affaisse, la démocratie est en danger.

… et éviter de la vilipender

Il est normal de critiquer le fonctionnement de la justice, mais il est inacceptable de la vilipender publiquement et de propager un discours discréditant nos institutions qui sont notre bien commun. En démocratie, en effet, lorsque le citoyen se sent lésé, saisir la justice reste sa seule alternative. La maison d’un avocat a été incendiée durant la crise. Or, même le pire criminel doit être défendu à plus forte raison Adji Sarr qui, dans cette affaire, a porté plainte pour viol. Même les nazis ont eu droit à une défense rigoureuse et acharnée lors du procès de Nuremberg.

Prendre la mesure de l’importance des médias

La terreur du populisme autoritaire, c’est aussi l’absence de retenue face aux médias censés être neutres. Un groupe de presse a été attaqué au motif qu’il serait partisan. L’instrumentalisation des médias publics par les différents régimes qui se sont succédé au point qu’ils ne permettent pas une pluralité des opinions est, certes, une tare à corriger. Mais attaquer, dans une opposition politique, un média, terroriser les intellectuels et vouloir imposer une pensée unique, comme nous l’avons vu ces dernières semaines, fait le lit du fascisme.

Accepter la contradiction comme moteur de la démocratie

La démocratie se nourrit d’opinions contraires. Sa vitalité réside dans la capacité à accepter la contradiction qui gouverne l’espace public discursif. Face à cette crise, il n’y a que la République comme rempart face aux entrepreneurs identitaires qui imposent la terreur et le silence. Il faut que les citoyens fassent front autour de la République qui, elle, n’a ni parti ni région, encore moins confession. La République, c’est se battre pour que ce pays continue à faire flotter le drapeau de la liberté contre les fanatismes, les obscurantismes et les terrorismes intellectuels.

Par Hamidou ANNE, Ancien élève de l’ENA du Sénégal et de l’ENA de France, ainsi que du Celsa (École des hautes études en sciences de l’information et de la communication)