Ces dernières années, nous avons vu apparaître un concept dans le discours politique et médiatique guinéen, celui de l’éthno-stratégie. Une construction intellectuelle curieuse et séduisante. Le décorticage, ou encore l’analyse étymologique du terme permet de mettre en évidence deux notions : l’ethnie et la stratégie. Les locuteurs qui utilisent le terme, le définissent comme l’usage malveillant, cynique des différences ethniques afin d’accéder ou maintenir une position politique importante. Le terme renvoie aux jeux de conquête et de conservation du pouvoir en se servant des diversités ethniques. Le sens donné montre bien qu’il ne s’agit pas d’un concept nouveau. C’est plutôt une formulation enjolivé de l’ethnocentrisme, un concept qui n’est pas nouveau en Guinée et même dans l’histoire des sociétés humaines. L’ethnocentrisme qui se définit comme la tendance à privilégier le groupe ethnique auquel on appartient et à en faire le seul modèle de référence. Il s’agit d’une discrimination fondée sur l’origine ethnique.
Tout le monde le dénonce. Nous voyons des citoyens en interpeller d’autres sur leurs débordements sur les réseaux sociaux. Nous entendons scander un peu partout « a bat l’ethnocentrisme ».
Nos différentes constitutions sans exception, ont toujours prohibé les discriminations ethniques. L’article 45 de la Constitution de 58 disposait que tout acte de discrimination raciale, de même que toute propagande à caractère raciste ou régionaliste sont punis par la loi. La constitution du 7 mai 2010 à son article 8 al. 2 disposait que : « Nul ne doit être privilégié ou désavantagé en raison de son sexe, de sa naissance, de sa race, de son ethnie, de sa langue, de ses croyances et de ses opinions politiques, philosophiques ou religieuses. ». Et enfin l’article 9 al. 2 de la Constitution 15 mai 2020 disposait : « Nul ne peut faire l’objet de discrimination du fait notamment de sa naissance, de sa race, de son ethnie, de son sexe, de sa langue, de sa situation sociale, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques. »
En dépit de ces prohibitions constitutionnelles mais aussi pénales ; l’ethnocentrisme, la discrimination fondée sur l’ethnie persiste encore dans notre pays. La brillante thèse du Dr El hadj Ramadan Diallo décortique et analyse d’une manière pertinente le phénomène en Guinée. De Sékou Touré à Doumbouya, la Guinée n’a jamais réussi à se départir de cette tare. L’histoire politique de la Guinée se confond avec les violences politiques avec des fortes tendances ethniques et malheureusement, l’impunité continue de couvrir les crimes perpétrés.
Il ressort globalement de ce concept « ethno-stratégie » la conclusion largement partagée, celle d’un risque majeur de guerre civile ou encore de génocide.
Nous avons trouvé pertinent de l’analyser. Car, en Guinée ceux qui ont analysé le phénomène se concentrent en général sur les conséquences qui bien évidement ne devraient pas être à négliger puisqu’il s’agit de risque de guerre civile ou de génocide. Toutefois, cette approche comporte une limite, elle combat les conséquences du mal et laisse le mal intact. L’ethnocentrisme ou l’ethno-stratégie doit être combattu à cause des risques de guerre civile qu’il couve mais aussi parce qu’il repose sur des bases conceptuelles fausses.
Donc, les bases conceptuelles de l’ethnocentrisme sont fausses (I) et au-delà du risque de guerre civile et de génocide qu’il comporte, il comporte une conséquence insidieuse qui a longtemps échappé à l’analyse la compromission de la souveraineté nationale (II)
Pour combattre l’ethnocentrisme, il faudrait d’abord partir d’une exploration de la notion d’ethnie.
L’étymologie nous renvoie au grec ethnos, groupement humain fondé sur une communauté de langue et de culture. Cette définition très simple voir elliptique révèle les lacunes du concept d’ethnie. Former un ensemble ou encore avoir en partage avec d’autres individus une langue, une culture. Ces deux éléments sont pourtant dialectiquement liés. Parler la même langue suffit-il pour être de la même ethnie ? ou faut-il des liens biologiques ?
En réalité une analyse dans le fond nous montre en fait que le concept ne repose pas sur des bases solides. Claude Rivière écrira à ce propos : « toutes les définitions de l’ethnie sont incomplètes ou sujettes à critiques pour autant que n’est pas précisé… tâche d’ailleurs impossible. »
Ce constat est d’autant plus vrai que dans les faits la notion d’ethnie repose sur des sentiments non pas sur des éléments biologiques intangibles. C’est ce sentiment qui fait intervenir la notion d’ethnicité que Weber définira comme « un élément qui renvoie à un sentiment d’appartenance à une entité commune ». Il est question donc de sentiment, c’est-à-dire de subjectivité.
La majorité des chercheurs sur l’ethnie ou l’ethnicité considèrent que l’ethnie serait très probablement une invention coloniale. La thèse du Dr Diallo fait une bonne démonstration de cette position.
Donc, dans les faits, cette ethno-stratégie ou encore ethnocentrisme repose sur des bases conceptuelles fausses. Il repose sur la théorie de la pureté de l’ethnie.
Or, en Afrique, dans un espace où l’état civil est quasi inexistant, les liens de filiation repose sur la mémoire et les patronymes. Et, il est très exceptionnel qu’une personne cite au-delà de quatre générations parfois moins ses ancêtres sans finalement retombé dans un autre groupe ethnique.
Le cas de la Guinée est très intéressant en la matière. La haute aristocratie peulh qui mérite beaucoup de respect n’échappe pas à la situation. Les dignités religieuses et politiques car les deux sont le plus souvent liés au sein de cette communauté tiennent leur pouvoir du savoir de leurs pères. Toutefois, ils ne peuvent prétendre d’une manière incontestable qu’ils sont de pure souche de peuhl. Les éléments historiographiques disponibles qui font état de leur filiation mettent en évidence des mariages politiques, d’amours aussi arrangés avec d’autres communautés : malinké, djallonké… qui ont permis leur installation au Fouta.
Et ces mariages politiques aussi ont beaucoup servi à asseoir leur autorité politique et religieuse. Nombre de chefs animistes convertis ont épousé des filles de ces illustres personnages et l’inverse c’est aussi produit.
La situation se reproduit à l’identique dans toute les communautés en Guinée. En conclusion, on parvient à la situation suivante : en Guinée, on est Peulh, Malinké, Sousou, Landouma, Toma, Konia, Guèrzé etc parce que nous portons un patronyme qui nous fait rentrer dans l’ethnie en question et que nous parlons aussi la langue. Les éléments ethniques pertinents se limitent à ces deux : la langue et le patronyme. Et, quand nous poussons la réflexion sur la langue :la cohabitation quasi millénaire entre les différentes communautés a créé de nombreux emprunts qui révèlent une grande porosité et une interconnexion entre plusieurs langues. Une interconnexion qui fait que les langues sont l’expression de nos diversités et un fond commun. Au niveau des patronymes rien n’est encore plus tendancieux. Se référer qu’au patronyme pour classer une personne dans un groupe ethnique peut est très réducteur et donc insuffisant pour connaitre réellement les origines de cette dernière. Un nombre important de patronymes sont partagés par des ethnies qui se considèrent comme étant distinctes.
L’ethnie n’est pas une donnée stable et figée mais plus dynamique et mouvante. Et c’est ce qui fait finalement de l’ethnocentrisme ou de l’ethno-stratégie une malhonnêteté. Car, il s’agit bien d’un moyen qui permet de se battre pour la conquête ou la conservation du pouvoir au nom de telle ou telle communauté. Or en réalité les éléments caractéristiques invoqués ne tiennent pas face à une analyse rigoureuse.
Tout comme la pureté de la race est fausse, la pureté de l’ethnie relève de fantasme infondée.
En Guinée, peuhl et malinké sont liés par des liens de sang. Mais par la conservation des différents patronymes et des langues respectives, nous en venons à des confrontations sur des fondements aussi contestables.
Il faut donc que nous cessons de nous laisser manipuler par nos sentiments d’appartenance à des communautés par des politiciens qui n’ont pas réussi à élever le niveau de la réflexion et qui surtout n’ont de l’État qu’une vision patrimoniale.
Il faut dépasser ces particularités linguistiques, culturelles qui sont en soi une richesse et non des éléments de discrimination. Car, y perdurer entretient un climat de guerre civil latent et maintient un regard colonialiste qui consiste à voir les conflits en Afrique sur sous le prisme des confrontations à caractère ethnique alors qu’en réalité ce sont rien d’autre de bataille de pouvoir mener par des minorités puisque la gestion du pouvoir reste toujours l’affaire d’une minorité.
Il n’est pas question de nier l’existence de diversité de langues, de coutumes. Mais, détruire l’idée selon laquelle ces éléments suffiraient à nous définir. Que nos identités et celles de nos enfants sont figées à jamais en raison de nos naissances. Bref, l’ethnie existe sans nul doute. Mais, elle n’est pas figée. Être Baaga, Guerzé, Konia, Malinké, Landouma, Peulh, Sousou, sont des différentes façon d’être guinéen.
L’ethnocentrisme ou l’ethno-stratégie se révèle être plutôt une méthode, une stratégie des plus malsaine d’acteurs politiques incapables ou égoïstes souvent les deux à la fois de penser l’État.
Ce procédé politique mal sain fonctionne sur le principe « de diviser pour régner » on pourrait même rajouter « diviser pour piller ».
La persistance de l’ethnocentrisme est révélateur de la non-réalisation de la nation en Guinée comme partout en Afrique.L’État-post colonial africain reste prisonnier des questions ethniques qui font de lui, un État à l’ancrage social fragile éternellement menacé par des conflits ethniques.
La Guinée actuelle est le fruit d’un découpage hérité de la colonisation. Le constat relève même d’un poncif qui fait de l’Afrique d’une manière globale depuis la conférence de Berlin de 1884-1885 un amas de territoire morcelé par des intérêts économiques européens.
Si, juridiquement la majorité des États africain acquiert la souveraineté autour des années 60, le constat général qui apparait est celui de la fragilité structurelle de ses entités juridiques qui sont dans l’impossibilité de s’élever en État véritable.
En effet, nous pouvons sociologiquement identifier les éléments constitutifs de l’État : une population, un territoire plus ou moins déterminé, une autorité politique et juridiquement une reconnaissance internationale. Mais, l’incapacité des autorités politiques à transcender les diversités culturelles, linguistiques donc ethniques afin de faire advenir la nation fait que les États africains ne sont pas construit sur des fondements sociologiques solides. La nation est le fondement, soubassement sociologique de l’État.
Si des éléments concrets comme la langue, la culture, la religion, l’ethnie, « la race » ont été avancés pour caractériser ou identifier une nation. L’approche de Renan semble plutôt pertinente. D’abord, parce qu’il prend le soin d’évacuer la théorie de la pureté de la race. Et à mettre en avant la volonté de vivre ensemble comme fondement de la nation.
C’est en cela que la théorie de Renan est pertinente, on a beau avoir assez d’éléments biologiques en commun, sans une volonté de vivre ensemble, l’existence en tant que nation est compromise. Cette volonté de vivre est celle-là même qui conduit à la construction d’une histoire commune, qui rassemble autour d’un idéal.
Malheureusement, en Guinée comme partout en Afrique l’incapacité à faire une synthèse de nos particularités culturelles qui doivent d’ailleurs être très relativisées empêche la naissance d’une nation qui est la base sociologique qui soutient l’État. Les enjeux de l’histoire nous contraint donc à nous élever au-dessus des particularités régionales, culturelles et linguistiques pour construire un récit complexe qui donne un sens.
Cette tâche qui nous incombe ne relève pas de l’utopie ou encore d’une oeuvre jamais réalisée. Comme le soutient Anne-Marie Thiesse « les nations modernes ont été construites autrement que le racontent leurs histoires officielles. Leurs origines ne se perdent pas dans la nuit des temps… la véritable naissance d’une nation, c’est le moment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe et entreprend de le prouver ».
Cela est à notre portée, notre pays dispose de fils et de filles capables d’assumer cette noble tâche.
En jouant de ces particularités en dépit des risques de guerres civiles et génocides qui sont entretenus. C’est notre souveraineté internationale qui est compromise. L’État reste le patrimoine d’un groupe d’individus qui prétendent agir au nom d’une quelconque communauté.
La patrimonialisation de l’État engendre des frustration, de la contestation en interne qui menace l’existence de l’État.
Je terminerais avec Balibar et Wallerstein qui soutiennent que la nation se construit par le biais de la socialisation permettant à un peuple ou une communauté de se reconnaître fondamentalement dans l’institution étatique en banalisant les différences particularistes.
Par Aguibou Baldé, Doctorant en droit privé à l’Université de Bourgogne