1. LE DESORDRE OU L’ANARCHIE INTERNATIONALE
Notre monde contemporain fait l’expérience d’un « système international » qui n’avait jamais existé auparavant dans l’histoire de l’humanité dans la mesure où il présente une caractéristique particulière qui n’est autre que son ‘uniformité’ à travers le globe. Cette uniformité du « système international moderne » se justifie par le fait que sur toute l’étendue des cinq continents du monde, l’architecture politique et institutionnelle est fondée sur la structure ‘ Nation-État’, héritée de l’ordre westphalien – un contexte international dans lequel les États sont souverains exerçant les fonctions régaliennes, et dont les limites correspondent, au moins théoriquement, à celles des nations-.
En effet, l’ordre westphalien remonte aux « traités de Westphalie de 1648 » étant le résultat de nombreuses négociations entreprises par les États européens qui connurent 30 années de guerres sanglantes. Ainsi, le traité de paix, signé autour d’une table de négociation par les délégués des États européens en conflit, traité connu sous la paix de Westphalie qui signe la fin d’un conflit de trente ans qui ravagea toute l’Europe.
Il va donc sans dire que les traités de Westphalie constituent la genèse des principes élémentaires du droit international contemporain, relatifs à l’inviolabilité des frontières ou celui de la non-intervention dans les affaires domestiques d’un État dont il faudra respecter la souveraineté.
Maintenant, la question que le commun des gens pourrait se poser est de savoir à quoi ressemblait l’architecture politique et institutionnelle de l’Afrique pendant la période médiévale, au moment où les Européens, assis pour la première fois autour d’une table négociaient un nouveau pacte de paix en 1648 et juste avant la pénétration coloniale en Afrique? La réponse à cette question permettra assurément de savoir si oui ou non l’Afrique eut -elle une forme de ‘structure politique ’ ou d’ ‘ordre social’ qui régula les comportements de ses individus, les relations humaines en l’occurrence.
Mais avant de s’évertuer à obtenir une réponse à la question susmentionnée, il importe que nous comprenions la nature originelle du monde dans lequel nous vivons tous depuis notre naissance. Selon Hedley Bull, la nature de notre monde est celle de « l’anarchie », en d’autres termes du « désordre » dans ce sens où il n’existe pas une autorité centrale au-dessus des unités politiques pour gérer leurs nombreuses dissensions et guerres. C’est pour quoi l’ordre ou le système international joue un rôle prépondérant dans la régulation de la violence, du respect des engagements et de la sécurisation de la propriété et des biens. Dès lors, on parle d’ordre ou de système international lorsque cette anarchie s’auto régule pour surmonter les défis du désordre originel, ceux-ci se traduisant par l’état de guerre dans lequel s’opposent les individus, les communautés et lesÉtats.
Ainsi, démontrerons-nous dans les prochaines lignes de ce livre qu’il est erroné d’affirmer que « l’homme noir n’est pas assez rentré dans l’histoire ». Au contraire, nous disons obstinément qu’il fait même partie intégrante de l’histoire de l’humanité au vu de l’existence de preuves factuelles et scientifiques surabondantes (l’histoire, l’archéologie, l’anthropologie …) qui démontrent éloquemment que le continent africain ayant connu un nombre incalculable de guerres à l’instar du monde occidental , fut donc contraint à établir des règles communes et des institutions, à contracter des pactes… en vue d’ assurer la stabilité, la paix et la prospérité économique.
Cela est d’autant évident que si selon John Keegan « la guerre est ancienne que l’homme lui-même et plonge ses racines jusqu’au plus profond du cœur humain, -allusion faite ici à la nature égoïste de l’homme- ; si elle est de plusieurs millénaires antérieure à l’État, à la diplomatie et à la stratégie », alors il est tout à fait logique et rationnel d’admettre que le continent africain a indubitablement connu un système lui ayant permis de surmonter les nombreux défis du désordre originel encore appelé anarchie. Voudrions-nous peut-être définir la notion de « système » pour saisir avec exactitude la véracité de cette affirmation pour ainsi mieux la justifier? Philippe Braillard a défini le système comme « constitué d’éléments; entre ces éléments existent des relations ou interactions ; ces interactions forment un tout, une totalité ; cette totalité manifeste une certaine organisation ». Le cas des sociétés africaines ne répondrait-il pas à cette définition ?
D’ailleurs cela nous amène à évoquer le souvenir du philosophe Aristote qui disait : « l’homme est un animal politique ». On pourrait interpréter cette assertion d’Aristote dans ce sens selon lequel ce qui distingue l’homme de l’animal, ce n’est pas la survie ni la répartition des tâches qui sont des besoins que nous partageons même avec les animaux y compris les fourmis et les abeilles qui sont des communautés ayant une forme d’organisation bien structurée , mais plutôt il s’agit plus de «l’intelligence » fondée sur l’art de s’exprimer clairement, d’échanger de façon rationnelle, et de s’organiser autour de lois , de contrats sociaux pour assurer la paix, le bonheur et la prospérité économique.
L’on ne saurait évoquer l’existence d’un système international africain à l’époque précoloniale sans toutefois interroger l’histoire, à savoir si oui ou non l’Afrique noire avait-elle connu une structure étatique, en un mot l’État.
Ainsi, dans l’évolution de toutes les sociétés humaines, il y’a un dénominateur commun étant le fait que leur éclosion débuta à partir d’une cellule dont nous provenons tous, il s’agit de l’organisation familiale. Cependant, il est une évidence historique que l’organisation politique à l’échelle familiale évolua étape par étape vers une forme plus complexe jusqu’à atteindre ce stade suprême qu’est l’État. Le Larousse définit l’État comme étant une « Société politique résultant de la fixation, sur un territoire délimité par des frontières, d’un groupe humain présentant des caractères plus ou moins marqués d’homogénéité culturelle et régi par un pouvoir institutionnalisé ».
Dans son article intitulé « Formations sociales et État en Afrique précoloniale », le Professeur Mody Sissoko nous édifie par rapport aux conditions requises pour qu’une société politique réalise une organisation étatique, les conditions énumérées sont les suivantes :
Partant donc de la définition du concept de l’État donnée par le Larousse ainsi que des conditions énumérées par le Professeur Mody Sissoko, nécessaires à la réalisation d’une organisation étatique, il va sans dire que le concept d’État ne peut être étranger à l’Afrique précoloniale. Ainsi, une analyse des faits historiques prouve à suffisance que ces conditions nécessaires à la formation de l’État se trouvent réalisées en Afrique précoloniale dans l’évolution des États du soudan occidental dont on peut citer entre autre : l’État du Royaume d’Axoum, du Royaume du Ghana, de l’empire du Mali, de l’empire du Songhay, l’État théocratique (ex : Le Fouta djallon , Almamya … ) .
Ainsi, démontrerons-nous prochainement qu’il exista une véritable organisation étatique dans l’Afrique précoloniale laquelle fonctionnait en permanence avec des institutions auxquelles étaient dévolues différentes attributions telles que : l’organisation du pouvoir central, la collecte des recettes fiscales (impôts, taxes …) sur l’étendue territoriale, le check and balance du pouvoir central, la justice, la sécurité territoriale assurée par une armée organisée…
Par Abdoulaye M KEITA, Diplomate, Spécialiste en ‘Études Internationales Avancées’ dans le domaine des Relations Internationales.