Je faisais partie de ceux qui avaient salué un peu trop hâtivement, et sans doute naïvement, l’attribution du prix Nobel 2019 au Premier ministre Abiy Ahmed. Arrivé au pouvoir en avril 2018, jeune, fringuant, ex-militaire et spécialiste de cybersécurité mais aussi décrit comme un homme de dialogue, Abiy Ahmed avait séduit le comité Nobel par le processus de dégel qu’il avait réussi à impulser avec l’Érythrée voisine, après des décennies de tensions et une guerre meurtrière entre les deux pays.
En plus d’apparaître comme un homme de paix déterminé à jouer un rôle de conciliateur dans toute la corne de l’Afrique, Abiy Ahmed avait aussi multiplié les gestes d’ouverture et de modernisation politique dans son pays gouverné pendant des décennies par les anciens rebelles du Front de libération du peuple du Tigré au sein de la coalition du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE).
C’est le même Abiy Ahmed qui a déclaré le 3 novembre dernier: «Le puits que nous creusons sera très profond, c’est celui dans lequel l’ennemi sera enterré, pas dans lequel l’Éthiopie se désintégrera». Et qui a promis de «noyer l’ennemi dans son sang». Le chef du gouvernement a tenu ces propos d’une rare violence dans un discours prononcé au quartier général de l’armée à Addis-Abeba, un an après le début du conflit armé déclenché par le Front populaire de libération du Tigré (TPLF), qui a basculé dans la rébellion après avoir perdu le contrôle du pouvoir politique au niveau fédéral.
Renforcées par des alliances avec d’autres groupes armés hostiles au pouvoir central actuel, les troupes rebelles menacent désormais la capitale Addis-Abeba, où les civils sont tous appelés à se tenir prêts, et à s’armer, pour se battre aux côtés des forces gouvernementales. La proclamation de l’état d’urgence permet désormais l’arrestation et la détention arbitraire de toute personne soupçonnée de collaborer avec le TPLF, considéré comme « groupe terroriste » depuis quelques mois.
Tous les signaux sont au rouge. L’escalade des derniers jours peut conduire au pire. Depuis un an, les crimes massifs dénoncés par un rapport conjoint de la Haute-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU et de la Commission éthiopienne des droits de l’homme publié le mercredi 3 novembre ressemblent déjà au pire. Les enquêteurs ont documenté des massacres de civils, des exécutions extra-judiciaires, des enlèvements, des cas de détentions arbitraires, de violences sexuelles et de torture. Selon le rapport, toutes les parties en conflit au Tigré se sont rendues vraisemblablement coupables de ces crimes, qu’il s’agisse de l’armée éthiopienne, des rebelles tigréens, des miliciens amarha ou de l’armée érythréenne également engagée…
Il ne s’agit pas aujourd’hui de considérer comme seul responsable de la décomposition de l’Éthiopie le chef du gouvernement actuel. Les dirigeants politiques et militaires du TPLF habitués pendant des décennies à contrôler le pouvoir central à Addis-Abeba, portent une lourde responsabilité dans le déclenchement de la guerre. Mais de la part d’un Premier ministre, les appels à la population civile à prendre les armes, toutes les armes possibles, pour défendre leurs quartiers dans une capitale multiculturelle, une mosaïque multiethnique, sont très dangereux. Ces propos rappellent d’atroces souvenirs.
L’Afrique ne peut pas se permettre de laisser l’Éthiopie, deuxième pays le plus peuplé du continent avec près de 115 millions d’habitants, pays d’accueil du siège de l’Union africaine, et pays souvent donné en exemple pour sa transformation économique au cours des deux dernières décennies, s’ajouter à la liste déjà trop longue d’États et de sociétés en voie de décomposition politique violente accélérée.
Par M. Gilles Yabi de WATHI Think Tank